OPINION

FEMMES NOIRES FONCTIONNAIRES Des trajectoires jonchées d’obstacles des plus pernicieux

La sous-représentativité des minorités racisées dans le secteur public n’est pas un fait nouveau.

Selon le recensement de 2016, les personnes issues des groupes racisés représentaient environ 22 % de la population canadienne. Statistique Canada prévoit que ce pourcentage passera à 30 % d’ici 2031. 

Les personnes racisées ne représentaient que 14,5 % de l’effectif de la fonction publique fédérale et seulement 9,4 % des cadres. Seulement 3,2 % des emplois de haute direction et 3,5 % des emplois de cadres dans la fonction publique québécoise sont occupés par des personnes issues de minorités visibles/racisées. Une proportion de 3,6 % des postes de direction au niveau municipal et régional sont occupés par des minorités racisées.

Certaines études sur l’expérience des personnes racisées en milieu de travail ont relevé des pratiques récurrentes « d’exclusion telles que le racisme, l’application de stéréotypes et l’adoption d’attitudes négatives à l’égard de la qualité du travail et des compétences des employés provenant de minorités visibles. » (Livers et Cavers, 2003 ; Mor Barak, 2000 ; Shih, 2002).

Le cas particulier des femmes noires dans le secteur public : intersectionnalité des « stigmates »

Les femmes issues des minorités racisées, et plus particulièrement les femmes noires évoluant au sein de plusieurs ministères, administrations et organismes publics des trois ordres de gouvernement, au Québec, au Canada, sont confrontées à un problème profond aux tentacules multiples qui cache des situations de racisme, d’obstacles et de violences symboliques et structurels qui obstruent leur mobilité ascendante pour être reléguées en périphérie des postes décisionnels.

Il est pourtant question d’organisations qui se sont dotées de belles politiques antidiscriminatoires.

Lorsque les femmes noires parviennent à force de stratégies individuelles, de persévérance et de résilience à percer le plafond de verre, même lorsqu’elles sont titulaires de diplômes supérieurs, ont des compétences et un parcours exceptionnels, elles doivent s’évertuer à faire la démonstration qu’elles ont les qualités et les qualifications nécessaires pour occuper de tels postes.

Leurs compétences sont souvent remises en question par certains employeurs et collègues de travail, et ce, même lorsqu’elles occupent un poste pour lequel elles sont surqualifiées (Pierre, M., 2005 ; 2012).

Le plafond de verre qui plane au-dessus de ces employées issues de minorités racisées* est constitué d’une double épaisseur : celle fondée sur le sexe et celle sur la « race ». Plusieurs de ces organisations déploient des stratégies d’égalité et d’équité en emploi qui, en théorie, semblent adéquates. Cette apparence d’ouverture et d’inclusion cache néanmoins des situations délétères de discriminations systémiques.

Nombreuses sont ces femmes qui sont confrontées à un racisme structurel qui prend diverses formes à la fois subtiles et particulièrement pernicieuses. Les frontières raciales sont très difficiles à transcender dans ces organisations qui se targuent d’être inclusives et équitables.

Pour évoquer à quel point la situation est préoccupante, le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations unies relatait dans un rapport sur la situation des Noirs au Canada en 2017 que le racisme anti-Noirs découle de « l’histoire d’esclavage, de ségrégation raciale et de marginalisation ». 

Reconnaissant que le racisme et les préjugés inconscients contre les personnes noires existent dans la société canadienne, le premier ministre du Canada déclarait en février 2018 que « le moment est venu d’agir pour assurer l’égalité des chances et le même traitement pour les Canadiens noirs ». 

Le Groupe de travail sur la participation à la société québécoise des communautés noires, quant à lui, reconnaissait déjà dans son rapport (gouvernement du Québec, 2006) que le racisme et la discrimination raciale se manifestent souvent de façon indirecte et de manière parfois inconsciente, mais leurs effets au sein des communautés noires sont néanmoins bien réels et touchent divers enjeux tels que l’emploi.

Récits d’expériences diverses de femmes fonctionnaires noires ayant cumulé plusieurs années de service

Des récits reçus entre 2013 et 2018 d’expériences de femmes noires dans l’administration publique sont empreints de vécus troublants et parsemés de situations de discrimination et de racisme structurels. 

Ces récits apportent un éclairage certain au problème récurrent de déficit de représentativité dans les postes de gestion et de la haute direction des administrations publiques et des organismes gouvernementaux.

Les blocages administratifs et institutionnels se manifestent sournoisement au point qu’il est difficile pour celles qui en sont les cibles ou témoins d’en faire la dénonciation formelle.

Lorsqu’elles décident d’engager une démarche formelle de dénonciation, ces femmes occupant des postes professionnels de niveau supérieur se retrouvent seules face à des organisations qui s’emploient habilement à déconstruire les récits et les faits circonstanciels au nom d’une prétendue neutralité ou d’une pseudo impartialité des processus d’embauche et de promotion.

Il appert que les plaintes de discrimination raciale sont difficiles à prouver, car il n’y a souvent pas de preuves directes de discrimination, et le caractère pernicieux des actes et des pratiques racistes contribue à la complexification du problème de la discrimination systémique (Agocs, C., 2004).

La discrimination systémique est définie « comme étant un ensemble de comportements qui font partie des structures sociales et administratives du milieu de travail, qui créent ou perpétuent une situation désavantageuse pour certains et une situation privilégiée pour d’autres groupes ou pour des individus en raison de leur identité au sein du groupe ».

Pour plusieurs de ces femmes, de sombres épisodes sont venus obscurcir leur trajectoire professionnelle, freinant ainsi la progression de leur carrière dans la fonction publique. Il est temps de changer les structures qui font perpétuer ces constats. 

L’homogénéité des structures entraîne l’homogénéisation des corps décisionnels des organisations. Sans prétendre à l’exhaustivité, il serait néanmoins essentiel de comprendre comment ces processus de stigmatisation fondés sur la « race », l’origine ou le genre structurent encore aujourd’hui les pratiques organisationnelles au Québec et au Canada. 

Au risque de figer des catégories qui n’existent que dans les représentations et qui sont attribuables à des constructions sociales, la « race » reste un marqueur social, et les personnes racisées continuent d’être confrontées à des rapports de pouvoir historiquement inégaux dans le domaine de l’emploi et dans d’autres sphères.

Les conséquences concrètes de ces pratiques sont bien réelles et touchent l’intégrité professionnelle et la dignité de groupes d’employés qui ne demandent que l’égalité des chances et des occasions, tandis que d’autres bénéficient d’avantages et de privilèges dont ils n’ont souvent même pas conscience.

Les stéréotypes et les préjugés raciaux en milieu de travail que l’on assigne à des groupes de personnes en fonction de leur identité peuvent constituer un poids lourd à porter sur les épaules des personnes racisées/les femmes noires. Celles-ci, au fil du temps, déploient des « tactiques diplomatiques » individuelles et des stratégies de résistance pour ne pas se laisser « broyer » par l’indifférence de la machine et continuer à donner un sens à leur travail.

La méconnaissance des manifestations du racisme et des formes qu’il emprunte en milieu de travail et la négation de son existence par les employeurs constituent un véritable problème.

Des injustices organisationnelles se faisant au détriment des valeurs d’égalité énoncées

Tout comme le phénomène de la « falaise de verre », la « double épaisseur du plafond de verre » pour les femmes noires est une réalité au sein des organisations publiques, et ces questions particulières font rarement leur place dans l’espace public et le débat syndical. L’ascension professionnelle de ces dernières est jonchée d’obstacles.

Il semble apparent qu’un décalage important subsiste entre la rhétorique sociale sur l’égalité acquise et celle revendiquée, puisque ces femmes occupent toujours des positions hiérarchiques moins favorables au sein des organisations publiques.

On ne saurait considérer complète, dans le contexte de la Décennie des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) décrétée par l’ONU, la lutte contre la discrimination et le racisme structurels sans que soient mis en cause les dispositifs bureaucratiques à l’œuvre dans les organisations où des injustices organisationnelles se font au détriment des valeurs d’égalité énoncées.

* La notion de « racisation » est de plus en plus utilisée par les sociologues afin de souligner le caractère socialement construit de la « race ». Le qualificatif « racisé » sert à désigner les minorités autrement dites « visibles ».

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